Images pour une découverte de la responsabilité de l'Homme à travers différentes cultures

Un article écrit par Hélène Grunenberger, professeur de littérature et de français à l'école Mathias Grunewald de Colmar, sur l'enseignement des disciplines littéraires en 11e classe, dans la pédagogie Steiner-Waldorf.

L’étude de la littérature, et le travail autour et pour la représentation d’une pièce de théâtre, en 11e classe, se déroulent dans une perspective de découverte de l’écriture dramatique : le théâtre est, effectivement, le lieu privilégié où il est possible d’exposer des images de la destinée humaine, permettant d’explorer la psyché humaine au travers de ces multiples destins.

L’élève de 11e classe, ayant commencé, au cours des années qui précèdent, à vivre l’éveil de son individualité propre, est encore plongé dans l’intensité de ce ressenti aux multiples aspects. Il est appelé à diriger alors sa réflexion, son attention, sur la multiplicité des vécus de l’âme en rapport avec la destinée. Y a-t-il des lois dans ce domaine, pourtant intime et individuel, tout comme il existe des lois dans le domaine de la vie en société ? Et comment s’orienter dans ces découvertes ?

Où trouver, si ce n’est chez les Grecs anciens, l’origine de la tragédie ? C’est bien chez les Grecs, dont la culture est semblable à un terreau dans lequel plongeraient les racines de la nôtre, qu’apparaît la tragédie, sous une forme déjà élaborée : on voit des héros, personnages d’exception au destin marqués d’événements tragiques, qui justement cherchent à lutter contre la fatalité.

Selon R.Meyer (cf. l’article ‘Lutte pour le destin et victoire sur le destin’, dans la revue ‘L’esprit du Temps’ automne 2010), la tragédie grecque connaît un épanouissement au Ve siècle avant J-C, dans un contexte historique particulier : après la victoire sur les Perses, qui constituaient alors une menace pour le pays et son avenir, il y eut chez ces communautés urbaines grecques un moment de retournement des consciences et, nous dit-il, ‘les biens spirituels sacrés qu’ils possédaient furent ressentis comme un présent des dieux, comme des dons du ciel leur ayant été confiés avec bienveillance.’ Autrement dit : la victoire une fois acquise, ces communautés urbaines vivent là un moment où elles prennent conscience que seule la valorisation par eux des dons de courage, de discernement, de sagesse, considérés comme offerts par les dieux, leur a permis de vaincre. C’est là que se place alors ce sentiment tout nouveau de liberté, d’éveil de la conscience par rapport aux forces dont dispose un être humain, avec ce que cela suppose d’erreurs possibles, de limites à trouver, de mesure à éprouver. C’est là que se situe la notion de responsabilité… ‘Car’, nous dit R. Meyer ‘l’être humain doit apprendre à répondre lui-même de ses actes…’ Quelle perspective vaste désormais, que cette recherche de la connaissance de soi ! Et quelle complexité aussi, dans le cheminement en vue de la résolution des épreuves.

Le spectateur de ces tragédies ne pouvait être que profondément remué par ces destins marqués par le malheur, ces ‘coupables innocents’, qui portent comme une marque de ce qui a été appelé ailleurs la faute originelle. Il restait imprégné de crainte devant l’abîme de son propre être qui s’ouvrait à lui, ou de pitié face à toutes ces grandes souffrances. Dans le même temps, le spectateur restait conscient qu’il ne s’agissait ‘que’ de théâtre, ce qui permettait un processus de ‘catharsis’ en lui, de purification des passions (cf. Aristote). Les lois tribales, en vigueur précédemment, n’avaient plus cours et le peuple entier participait à cette nouvelle conscience de soi, qui allait être une des richesses de cette culture grecque.

Un peu plus tard, à la fin du Moyen-âge, un autre pays vécut lui aussi la redécouverte du genre tragique : en Angleterre, où venait de sévir la Guerre de Cent Ans, on vit aussi un épanouissement de la tragédie (bien que les genres comiques et tragiques n’y connaissent pas la séparation de règle en France, par exemple), dans le contexte de la renaissance anglaise. Pourquoi un renouveau ? Au cours des siècles précédents, le peuple, convaincu que son destin était aux mains de Dieu, n’avait guère produit de telles œuvres. Pourquoi s’inquiéter de luttes intimes, de tensions, quand une Toute-puissance d’ordre supérieur règne dans le domaine de la vie humaine ? Mais une fois la guerre finie, se réveilla une conscience nouvelle sur la responsabilité de l’homme dans la conduite des affaires politiques ou plus personnelles, dans la conduite de son destin. Ce Dieu ressenti auparavant comme protecteur n’avait pas empêché la guerre d’être longue, meurtrière, et dévastatrice. Et la question se posa, là aussi : Les hommes n’auraient-ils pas un rôle à jouer dans les épreuves que leur propose le destin ? Là, le théâtre connut un nouvel essor, et le représentant le plus célèbre de ce moment de renouveau dans la littérature théâtrale est bien Shakespeare dont le réalisme, la variété des thèmes, la finesse psychologique et la poésie font toute la richesse de ses œuvres.

Il y aurait bien d’autres exemples semblables à trouver dans l’histoire des différentes littératures de notre civilisation. On ne peut s’empêcher toutefois de comparer l’histoire de ces peuples avec le vécu des adolescents à l’âge justement de la prise de conscience de leur liberté, au moment où ils se détachent de la protection familiale, chargés certes de tous les ‘dons’ offerts par les personnalités bienveillantes qui ont accompagné leurs premières années. N’y a-t-il pas place, chez eux également, à ce moment de liberté toute nouvelle, pour un cheminement rempli d’interrogations, de ‘drames’ intérieurs, mais aussi pour une recherche de connaissance de soi, une sensibilité exacerbée les amenant à revivre à leur échelle personnelle les épreuves des héros de tragédie ? Ces images de héros, que ce soit ceux de Shakespeare ou des tragédies grecques, constituent alors, pour eux également, une matière à réflexion et un enseignement à hauteur de ces processus intimes qui se déroulent en eux, pour peu que les adultes les amènent sous leur regard ! Dans ces moments de ‘premières découvertes’, avec quelle fraîcheur, avec quelle pureté les adolescents amènent-ils souvent les discussions droit à l’essentiel !

Le recul de l’adulte est celui de la réflexion, de la connaissance, alors que leur vécu spontané peut être empreint d’une sensibilité pleine de dynamisme. Tel peut être un des germes d’avenir ‘cultivé’ en 11e classe.

Hélène Grunenberger