L'enseignement des sciences : un bon départ ?

Un article de Pierre Paccoud, ancien professeur de sciences à l'école Mathias Grünewald, sur l'enseignement des sciences au premier cycle, qui commence en 6e classe (12 ans), initialement publié dans la revue 1,2,3 Soleil, de l'APAPS.

“Ces êtres de dialogue, de partage et de mouvance que nous sommes, vivent de la magie des rencontres, et meurent de leur absence. Chaque rencontre nous réinvente illico - que ce soit celle d’un paysage, d’un objet d’art, d’un arbre, d’un chat ou d’un enfant, d’un ami ou d’un inconnu. Un être neuf surgit alors de moi et laisse derrière lu! celui qu’un instant plus tôt je croyais être."

Rencontrer ou capter des informations?

Ces phrases de Christiane Singer, qui ne devraient pas peiner à faire consensus, constituent une belle formulation du sens et de la portée de la confrontation au réel dont la vie nous donne ‘occasion. Le cheminement biographique de tout homme, s’effectue par la multitude des rencontres qui le jalonne. Et celles-ci sont particulièrement décisives dans les phases de grande réceptivité, certes décroissante, que constituent successivement la petite enfance et les différents âges scolaires.
Rappeler cela a pour première vertu de fonder clairement le fait que tout ce qui vient, dans l’enfance, se substituer à la vraie rencontre ou tendrait à la faire ressentir comme superflue (oh, je connais déjà D, est gravement toxique pour l’éducation, Ce qui tombe sous le coup de ce jugement, ce sont bien entendu au premier chef toutes les formes d’écrans que la mode nous pousserait à installer de partout, pour “médiatiser” le réel en donnant l’illusion qu’on ‘amplifierait. Il est probable que cette dérive est issue d’une perte de vue de la distinction entre “rencontre” et “information”. C’est pourtant fondamental : “l’information” ne peut être fructueusement saisie que par un être préalablement “formé”, or qu’est-ce qui forme? la rencontre, bien-sûr !
Il est donc important que l’éducation, notamment scolaire, se donne pour objectif de prédisposer par tous les bouts à l’ouverture à toutes les variantes de vraie rencontre, et vise à faire acquérir les moyens d’en tirer parti au mieux.

Le moment juste

Tels seront les fils conducteurs de l’enseignement des sciences que l’on s’efforce de pratiquer à l’école Waldorf. Mais au même titre que toutes les autres matières faisant l’objet d’un enseignement, les sciences y ont prioritairement le souci d’apporter au bon moment les bonnes nourritures des contenus appropriés doivent toujours venir à l’âge approprié, stimuler et accompagner l’acquisition de nouvelles facultés corporelles ou psychiques.
Ainsi, avant 12 ans, il est préférable de s’abstenir de pousser l’enfant vers une attention ciblée sur les liens de causalité qui sous-tendent le monde des phénomènes. L’enfanta autre chose à faire. À l’école, on s’efforce avant cet âge, de l’encourager à s’immerger dans l’activité et dans un ressenti global imagé. L’important est ici de faire en sorte que les forces de conscience abstraite ne soient pas prématurément sollicitées. En effet, ce ne pourrait être qu’au détriment, dans le physique, de la qualité des forces de croissance, et de la richesse et de la fantaisie, dans l’âme. Cet état de conscience encore un peu fusionnel avec la réalité ne doit être quitté que progressivement pour éviter de faire basculer vers l’intellectualisation précoce et vers un affaiblissement du potentiel d’engagement dans l’action (conscience de “spectateur”). Les dégâts individuels et sociétaux consécutifs à ces erreurs éducatives se perçoivent aisément aujourd’hui pour peu qu’on en ait le concept.
C’est donc le développement organique (en particulier du squelette) qui va donner le signal de la pertinence d’un enseignement portant sur les domaines fondamentaux de la physique, en 6e classe dans l’année des 1 ans (cf L’enfant en devenir de E.M, Kranich, éd. Triades)

Soigner la “première fois”

Des enjeux considérables viennent charger ce commencement. Comme toute “première fois”, ces situations nouvelles de focalisation sur des domaines restreints de la vaste réalité vont jouer un grand rôle. Elles initialisent le mode de relation qui s’établit entre le sujet connaissant et le monde à connaître. S’en tiendra-t-on à enregistrer rapidement des pensées reçues toutes faites de l’extérieur dont les éventuelles expériences réalisées n’auront été qu’une illustration? On serait là sur la voie d’un enseignement dogmatique, d’un formatage à la soumission à l’autorité, bref, un flagrant délit de sélection sur les aptitudes à la passivité docile. Telle n’est pas l’orientation que l’on souhaite. On va au contraire encourager l’élève à plonger dans la perception sensible avec toutes ses forces d’attention. Et l’enseignant sera confiant que ce que le phénomène va révéler, suscitera en l’enfant des résonances peut-être bien plus riches et inattendues que ce qu’il saurait imaginer.
Le processus pédagogique archétypique que l’on met en œuvre est fondé sur une conception éprouvée de ce qui rend possible une saine appropriation par les élèves. Il consiste, après l’expérience vécue dans le calme le plus respectueux possible, à soigneusement porter à la conscience les perceptions sensorielles. Puis on laisse vivre et mûrir dans le sommeil. Ce n’est que le lendemain qu’on les reprend, sur la base du souvenir; le partage à leur sujet, mettant en œuvre l’activité pensante, tisse alors des liens qui font émerger la prise de conscience de phénomènes originels et des relations de causalité qui les articulent.

Balayer large

Afin que cette relation ouverte et riche s’établisse avec la plus grande diversité possible des phénomènes du monde, on va essayer, lors de la première période de physique, de balayer autant que possible tous les domaines de base. Dans cet esprit, il est d’usage de faire porter successivement l’étude sur le monde des sons musicaux, puis sur les phénomènes lumineux fonda mentaux, sur la chaleur dans son interaction avec la matière, et aussi pourquoi pas, en deux touches discrètes, sur le phénomène du magnétisme naturel et sur les mystérieuses manifestations de l’électrostatique. Dans chacune de ces branches, il ne s’agit en aucun cas de viser à dégager des concepts abstraits et pointus prétendant “élucider”. On cherche plutôt à faire pressentir positivement le potentiel de découvertes et d’émerveillements que chacun d’entre eux recèle. Les effleurer dans un climat de vénération pour les mystères du monde, et d’enthousiasme pour la pensée de l’homme qui est capable d’y découvrir des lois (Eurêka!).
La mise en évidence de l’aptitude de la pensée causale logique, à anticiper avec exactitude le déroulement des faits du monde, pose, au seuil de l’adolescence, le germe d’un futur lien avec le réel qui pourra être riche de créativité et de responsabilité, tel qu’on peut le souhaiter à l’adulte. li constituera un viatique précieux pour les turbulences inévitables à venir.

L’art comme référence

Une autre caractéristique subtile de cette approche est d’une importance fondamentale en particulier dans la 6e classe, Elle consiste à relierdès le commencement la démarche de connaissance à des vécus préalables dans le domaine du ressenti artistique. On prend ainsi en compte les forces juvéniles d’enthousiasme non-encore altérées par la chute dans le monde de l’adolescence, avec son nécessaire égocentrisme, constructeur rie l’individualité séparée et autonome. Par cette référence à l’art, on réhabilite le fait que la dynamique scientifique n’a jamais eu comme moteur originel une pensée utilitariste “terre à terre”. Ce qui donne des ailes aux vrais chercheurs de vérité, c’est le sentiment d’approfondir la rencontre avec le monde et par là de contribuer à lui donner son sens. Autrement dit, il est important de faire vivre le fait que la connaissance de ces phénomènes dont on aspire à se mettre en quête, est celle-là même que toutes les disciplines artistiques font quant à elles, fleurir dans leurs réalisations. La façon la plus noble et la plus humaine d’aboutir une connaissance “scientifique” n’est-elle pas de la mettre au service de la culture et de l’art? C’est ce que l’humanité a fait systématiquement dans le passé (arts plastiques, poésie, théâtre, musique, architecture, etc.), et qu’aujourd’hui, hélas, on oublie parfois de faire. La pensée utilitaire et “bourgeoise” se façonne et se nourrit dans les “leçons de choses” un peu plates, sans idéal ni poésie, dispensées souvent dans les salles de classe aseptisées. N’a-t-on pas là le germe des effets déshumanisants qu’infligent à notre monde les technologies qui en découlent? On peut sûrement faire mieux !

Première étude du son

Pour illustrer le propos, évoquons par exemple la façon dont peut s’ouvrir la première période de physique. On commence par une expérience d’écoute d’une petite pièce musicale jouée en direct. Le polyphonie instrumentale montre comment il faut que viennent consonner des instruments dont les dimensions sont visiblement corrélées aux registres dans lesquels ils doivent jouer : grandes tailles pour les raves, et petites tailles pour les aigus. Dans les jours qui suivent, ce phénomène sera étudié méthodiquement au moyen du monocorde. On découvre alors comment la tension supportée par la corde influe de façon très fine sur la hauteur du son qu’elle produit. Puis se découvrent les fractions mathématiques simples définissant, par rapport à la fondamentale, les longueurs de corde correspondant aux consonances harmonieuses des premiers harmoniques (octave, quinte, tierce, quarte,...). On prend conscience ensuite du phénomène vibratoire mécanique dont la corde est le siège lorsqu’elle sonne, au point que l’on osera peut-être dessiner l’invisible : cette superposition de fuseaux vibratoires en laquelle se structure la corde vibrante le son s’incarne dans l’espace. Une confirmation du lien entre perfection de forme spatiale et son musical sera donnée de façon saisissante par les fameuses expériences de Chladni : une plaque métallique saupoudrée de sable est portée à sonner au moyen d’un archet, et fait surgir des formes remarquables associées aux différentes notes obtenues. Cette étude pourra se conclure par une description de la façon dont la physiologie humaine, dans le larynx, met en œuvre avec une extrême finesse les lois sous-tendant la production des sons.

En l’humain tout converge

Par ce dernier développement, on réalise une autre règle fondamentale de la pédagogie des sciences à l’école Waldorf : que l’homme soit toujours mis en relation avec les lois que l’on découvre éparses dans les différents domaines de la nature, Il leur donne leur sens et leur finalité.
Gaston Bachelard a écrit: “le monde visible est fait pour illustrer les beautés du sommeil”. Ce troublant aphorisme peut sans doute être entendu comme résumant le sens ultime de la Terre: permettre à l’homme de ramener au spirituel le fruit mûri de l’expérience terrestre.

Relier art et science

Pour conclure, évoquons des pensées développées par Jean Claude Ameisen, qu’il fait vivre régulièrement à la fois dans ses livres (“Quand l’art rencontre la science” par exemple) et dans son émission hebdomadaire sur France-Inter intitulée “Suries épaules de Darwin” : à l’origine de la grave crise de civilisation que nous traversons aujourd’hui se trouverait notamment le fait que nous avons cru pouvoir éduquer les enfants en les spécialisant. Une préoccupante déshumanisation de la société en découle, qui devrait nous inciter à ne plus séparer ainsi culture scientifique et culture artistique. L’humain ne se construit que dans un équilibre entre l’art et la science, qui seul peut fonder l’éthique. Or c’est à M. Ameisen que fut récemment confiée la responsabilité de la présidence du “Comité consultatif national d’éthique”. Ne pouvons-nous trouver là un encouragement à défendre et approfondir avec confiance notre originalité pédagogique?


Pierre Paccoud
Ancien professeur de sciences

Expérience de Chladni

Expérience de Chladni : une plaque métallique saupoudrée de sable est portée à sonner au moyen d'un archet, et fait surgir des formes remarquables